Plaidoyer contre l'oubli
Le devoir de mémoire - Primo Levi
(Mille et une nuits éditions)
"[...] le survivant doit être fidèle, jusque dans le moindre détail, à son propre rôle ; il doit être témoin au plein sens du terme [...], il ne doit donc parler que de ce qu'il a vu ou vécu, sans concession aucune pour ce qu'il a entendu ou appris de ses camarades. Témoin direct. Ainsi, et ainsi seulement, devient-il impossible de contester l'histoire proprement incroyable du Lager : le témoin ne peut être réfuté ; il peut répondre :"J'y étais, j'ai vu"".
Personne ne cherche à contester le rôle de témoin, de celui qui a vu et vécu le Lager : Primo Levi. Tout le monde (ou presque) a lu - à un moment ou à un autre - "Si c'est un homme", témoignage direct, écrit presque au lendemain de sa libération et un des premiers ouvrages sur la vie concentrationnaire. C'est un peu réduire ce grand écrivain humaniste qu'était Primo Levi, et le renvoyer à ce livre mondialement connu, traduit, édité et lu sur presque tous les continents. Heureusement pour nous, lecteurs avides d'excellents livres de quelque nature que ce soit, Primo Levi ne se résume pas uniquement à ce seul ouvrage. Loin de là. J'ai dans mes piles de livres "Maintenant ou jamais" et d'autres, dont je vous parlerai plus tard. Non, là c'est du "Devoir de mémoire" dont je veux vous entretenir. D'abord, c'est un inédit sous la forme d'un entretien entre l'écrivain italien et Federico Cereja, professeur d'histoire contemporaine à la faculté de Sciences Politiques de Turin.
Au cours de cette rencontre, Primo Levi revient sur son expérience concentrationnaire à Monowitz, annexe d'Auschwitz. Ce qui l'a frappé était la dyarchie existant dans cette partie du camp. Les déportés dépendaient à la fois de l'administration d'Auschwitz (les SS) et de l'industrie allemande (IG Farben pour ce qui le concernait), installée à demeure. Il est évident que les intérêts des uns étaient inversement proportionnels à ceux des autres. Primo Levi est resté persuadé de devoir sa survie à sa formation de chimiste. "Le Lager de Monowitz avait été, je l'ai su récemment, payé, financé, construit même par l'IG Farben ; ils voulaient leur Lager. Et il se passait des faits paradoxaux : l'industrie, l'IG Farben, ne tenait absolument pas à ce que nous soyons tués, elle tenait à ce que le travail ne soit pas entravé, et je suis pour une part probablement redevable de ma survie à ma qualité de chimiste. Je ne sais pas et ne saurai jamais s'ils m'ont sauvé de la sélection d'octobre parce que j'étais chimiste, ce bruit a couru, car je faisais partie du personnel permanent de l'usine". Mais le travail n'est pas tout dans cet univers inhumain. La résistance a bel et bien existé dans cette partie du camp. Elle se trouvait aux mains des communistes - les plus anciens internés - qui avaient droit de vie ou de mort sur cette population en ayant accès au registre d'état civil. Ils leur étaient facile de changer un nom sur une liste et de sauver ou de faire disparaître un déporté. Là encore, une certaine forme de sélection se faisait parmi les internés.
Sur le plan humain, le déporté - et Primo Levi le premier - a très vite compris qu'il lui fallait abolir toutes formes de sentiment. L'hébétude devenait la règle, le seul salut quotidien et l'unique espoir de survie dans un monde qui n'en était plus un, où toutes les valeurs étaient bouleversées. "Il faut songer que dans les conditions où il était plongé, le déporté ne possédait pas notre sensibilité et notre émotivité. Il était hébété, et cette hébétude assurait son salut, car elle lui permettait de tenir jusqu'à la fin de la journée en ne se préoccupant que des réalités immédiates et quotidiennes, et en refoulant le reste". L'absence de sentiments humains allait jusqu'à la disparition de la solidarité entre internés, plus encore entre anciens et nouveaux arrivés. Ces derniers étaient vus comme des gêneurs, des concurrents. C'était une bouche supplémentaire à nourrir et du supplément en moins permettant de maintenir ses forces plus longtemps. Primo Levi se souvient de sa difficulté à s'intégrer, parce que Juif et italien. Italien, ne comprenant ni l'allemand, ni le polonais, langues "officielles" dans l'univers concentrationnaire. Ainsi, les italiens ne représentaient qu'un pour cent des détenus du Lager. Paradoxalement, c'est son amitié avec un certain Alberto qui lui a permis de survivre à l'enfer. Parce que Juif et laïc, il a été rejeté par ceux d'Europe Centrale parce que ne parlant pas yiddish.
Aussi étrange que cela puisse paraître, Primo Levi s'est enrichi durant son expérience concentrationnaire et a eu le sentiment de mûrir. "... et même s'il y avait des facteurs régressifs, de contrainte, prévalait [...] la curiosité, l'intérêt scientifique, anthropologique, pour un mode de vie complètement différent, et tout cela se révélait un facteur d'enrichissement et de maturation". En cela, il s'opposera à la théorie de Bruno Bettelheim sur la régression infantile pendant cette période d'enfermement.
Au final, "Le devoir de mémoire" est un texte sur le monde concentrationnaire vu par un rescapé. Certes, Primo Levi n'est pas n'importe quel survivant. Comme Jorge Semprun, Elie Wiesel, Pierre Vidal-Naquet, Germaine Tillon ou Geneviève Antonioz-de Gaulle, il a pu se libérer de ses peurs, de ses angoisses par la parole, par l'écrit, par la transmission de son expérience personnelle. Il a ainsi indirectement témoigné pour tous ceux qui n'ont pas pu, ou pas osé parler, préférant garder leurs traumatismes, de peur de se sentir à nouveaux exclus, à part, parce que miraculeusement épargnés. "Le devoir de mémoire" est un plaidoyer contre l'oubli. Car oublier, c'est mourir une seconde fois.