Un monde englouti

Publié le par Nanne

                     Passions - Isaac Bashevis Singer 
                                  (Stock Cosmopolite)


Seize nouvelles pour raconter un monde englouti, disparu, anéanti. On a même du mal - en lisant "Passions" d'Isaac Bashevis Singer - à croire en l'existence de ces personnages tour à tour pittoresques, picaresques, mystérieux, mystiques, fervents croyants ; tous frôlant la folie pure ou la ferveur religieuse. Ces Juifs d'Europe Centrale, de Pologne en particulier, parlant le Yiddish, vivant selon les préceptes rigoureux du Talmud et de la Torah, reprennent vie et forme sous la plume magique et magnifique de ce conteur de génie qu'était Isaac Bashevis Singer. Chaque personnage, chaque histoire est unique - à la fois simple et complexe - et pourtant tous resteront et demeureront une enigme pour le commun des mortels dont nous sommes. Au travers de chaque nouvelle plane des siècles de peurs, d'angoisses, de souffrances, de pogroms, d'enfermement et de rejet, de rites et de sorcellerie.

Ainsi, dans la première nouvelle, "Hanka", Isaac Bashevis Singer rencontre une lointaine parente à la faveur de conférences dans la communauté juive d'Argentine. Hanka est une illuminée, miraculée de l'Holocauste parce que chez des Polonais non-juifs, dans Varsovie. Les restes de sa vie ne sont que des débris, des lambeaux. Elle reste persuadée que le monde entier en veut aux Juifs et, qu'après Hitler, un autre viendra pour continuer son oeuvre d'extermination. Elle en vient à perturber le quotidien de l'auteur au point de ne plus vouloir la recevoir. "A la seconde où je fermai les yeux, je me retrouvai avec les morts. Ils faisaient alors des choses que les mots ne réussissent pas à exprimer. Ce qu'ils disaient étaient empreint de folie. "Je ne la laisserai plus pénétrer dans ma chambre, murmurai-je. Cette Hanka est mon ange de la mort"". 

Mais Isaac Bashevis Singer est un sentimental et un nostalgique. Une autre de ses nouvelles, "Sabbat au Portugal", raconte un rendez-vous particulier avec son passé et un amour de jeunesse. Au cours d'un séjour à Lisbonne, il fait la connaissance du senhor de Albeira, qui se montre déférent envers lui, le comblant de prévenances et débordant de gentillesse. Celui-ci pose un tas de questions sur la religion juive à Isaac Bashevis Singer, dont le père était Rabbin en Pologne. Petit à petit, une complicité s'instaure entre les deux hommes et le senhor de Albeira lui avoue être marrane. "Longtemps après se disparition, le senhor de Albeira continuait la tradition des marranes, ces Juifs espagnols et portugais qui, officiellement, s'étaient convertis au christianisme, mais continuait clandestinement à pratiquer le judaïsme. Il entrenait une relation personnelle avec le Dieu des Juifs". Isaac Bashevis Singer ne savait exactement ce qui l'avait poussé à faire le voyage au Portugal, jusqu'à ce qu'il rencontre la femme du senhor de Albeira. Elle était la réplique exacte d'Esther, son amour d'antan, du temps de Varsovie. "Mon amour d'autrefois renaissait, Esther était revenue ! Je comprenais seulement maintenant pourquoi j'avais décidé de m'arrêter au Portugal et pourquoi le senhor de Albeira m'avait reçu avec tant de ferveur. Par l'intermédiaire de ce couple, Esther m'avait fixé un rendez-vous". Esther, qui a été fusillée en 1943 par les nazis.

Mais la présence des morts et des disparus - à travers la rencontre et le souvenir des personnes qui traversent "Passions" - n'est pas le seul thème de ce recueil de nouvelles. Remonte en mémoire l'ombre de la jeunesse de l'écrivain, rue Krochmalna à Varsovie, le quartier Juif de la capitale polonaise. Dans "Deux marchés", Isaac Bashevis Singer se remémore le marché Yanach qui comprenait deux marchés : le premier contenait des fruits et des légumes frais qui coûtaient cher et étaient réservés aux plus aisés ; le deuxième vendait des fruits et des légumes pourris. Pour attirer le client, les vendeurs de fruits gâtés devaient se faire remarquer, ce qu'ils faisaient en criant plus fort que le voisin. Parmi eux, se trouvait un bossu dont Isaac Bashevis Singer ignorait son nom. Il chantait au lieu de crier, pour faire venir les femmes vers son étalage. "Crier n'était pas dans sa manière parce que les bossus ont les poumons fragiles [...]. Le bossu, lui, chantait les mérites de la marchandise. Il inventait toutes sortes de mélodies, certaines gaies, d'autres tristes, les unes avec les joyeux accents de chants de fête, d'autres sur le ton lugubre des prières pour les morts". Le temps passe et un jour, voilà Isaac Bashevis Singer à Tel Aviv. La guerre était passée par Varsovie  
engloutissant la rue Krochmalna, ses vendeurs, son atmosphère, ses odeurs. Au détour d'une rue de Tel Aviv, il croit retrouver la mythique rue de Varsovie. "Je tournais la tête à droite et vis la rue Krochmalna. Cela arriva avec la soudaineté d'un rêve ou d'un mirage : une rue étroite, bordée des deux côtés d'étalages de fruits et de légumes [...]. J'entendais les mêmes voix, je sentais les mêmes odeurs, je retrouvais tout ce que ma mémoire avait enregistré". Mais la surprise ne s'arrêtera pas là. Il arrive parfois que la vie nous fasse revivre des instants uniques et magiques. Et de se demander si la mort existe vraiment, si la vie n'est - en fait - qu'un éternel et continuel recommencement. Son bossu venait de réapparaître, comme par miracle ou par enchantement. A cet instant précis, Isaac Bashevis Singer se retrouvait à la fois en Pologne et en Israël.

Dans "Passions", on se retrouve plongé dans un monde méconnu, dont on se demande parfois s'il a réellement existé et quand, ou s'il a été créé grâce à l'imagination fertile d'un écrivain doué et talentueux. Quatre thèmes principaux se dégagent : la folie, la religion, l'amour et la sorcellerie. Chaque thème contient des nouvelles d'une poésie incroyable. Grâce à la plume d'Isaac Bashevis Singer, ces personnes revivent le temps d'une lecture. Il n'est pas sûr qu'ils disparaissent totalement à la fin de celle-ci. Ils continuent de nous hanter longtemps encore après. Comme l'a écrit Isaac Bashevis Singer : "[...] j'ose dire que pour moi ils sont toujours vivants aujourd'hui. En littérature comme dans nos rêves, la mort n'existe pas". A méditer.

Publié dans Nouvelles étrangères

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C
Merci de me faire découvrir cet auteur que je ne connaissais pas du tout! Ton post me motive bien pour le lire, j'ai été captivée par les extraits que tu nous a proposés!
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N
Je peux t'assurer Céline que Bashevis Singer est un auteur à découvrir et à lire absolument. C'est un génie du conte juif et de la communauté juive polonaise, dont il est issu. Jamais aucun de ses livres ne cèdent à la facilité ou au chagrin, au regret, mais à la joie, au bonheur, à l'espoir. Il y a plein de livres de cet auteur à lire. "Passions" n'est peut-être pas le plus facile, car il y a des allusions à la religion et aux traditions juives, mais c'est captivant. Florinette a fait un post sur un des livres d'Isaac Bashevis Singer, "Shosha", c'est un livre magnifique.
F
Merci beaucoup Nanne pour ta proposition, je te tiens au courant !
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N
Dis-le moi, car il est en édition de poche (10 / 18). Je me ferai une joie de te l'offrir.
M
Très souvent j'en lis un l'été. L'année dernière j'ai lu un livre de son frère et cette année j'hésite encore, mais je note celui-ci.
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N
Michel je viens de découvrir que le frère d'Isaas Bashevis Singer écrivait. J'étais persuadé que toute sa famille avait été engloutie avec le ghetto de Varsovie, mais c'est une bonne nouvelle que tu m'annonces là. Pour ce qui concerne Isaac Bashevis Singer, il faut que tu lises "Le petit monde de la rue Krochmalna". Un vrai régal !! "Shosha" dont tu trouveras la critique (excellente) sur le blog de Florinette, qui est aussi très beau et se passe à Varsovie. "Gimpel le naïf" qui est un recueil de nouvelles très drôles et très émouvantes. Bref, tu as le choix et la qualité.
F
C'est un recueil de nouvelles qui me tente surtout après avoir lu "Shosha". Je vois que souvent le thème de prédilection de cet auteur est la Pologne et le peuple juif, qu'il aime faire revivre dans son oeuvre. En plus de sa magnifique plume c'est un très grand conteur !
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N
Avec Isaac Bashevis Singer tu trouveras toujours ces deux thèmes qui sont la Pologne (son pays d'origine) et la communauté juive (sa religion avec un père rabbin). C'est un passage obligé chez cet auteur un peu particulier et presque mystique dans certaines de ses nouvelles. Il est vraiment à découvrir parce que son écriture est poétique et magnifique. En le lisant on retrouve toute l'atmosphère de la communauté juive de Varsovie ... et c'est peu dire qu'elle est riche et haute en couleur !!! Si tu as un problème pour trouver "Passions", dis-le moi, il est chez mon bouquiniste. Je te le prendrai.