Cinq mille ans avant le zéro
Zéro ou les cinq vies d'Aémer - Denis Guedj
(Pocket n° 13124)
"[...] elle ne se souvenait ni d'où elle venait ni ou elle allait. Elle tourna la tête, aperçut le petit cône d'argile au creux de sa main. En se baissant pour le saisir dans le cratère, elle avait échappé aux bombardements américains. Son sourire brutalement interrompu explosa. Un calculus sumérien de plus de cinquante siècles venait de lui sauver la vie". A la question "Avez-vous de bons souvenirs concernant les mathématiques ?", il y a de fortes probabilités pour que votre réponse soit aucun !! Et pour vous réconcilier avec les chiffres, je vous conseille fortement ce livre aux senteurs orientales ... et à la logique cartésienne.
L'histoire commence cinquante siècles plus tôt, à Uruk en basse Mésopotamie. Tanmuzzi, grand propriétaire terrien, attend le retour de ses deux scribes - Askum et Huwa - partis rendre visite à Aémer, prêtresse du temple d'Inanna - déesse de l'Amour. Ils lui apportent un vase d'albâtre au nom de leur maître, en offrande à la déesse. Mais le vase sera brisé par un jeton d'argile, un calculus. Aémer comprend que c'est à la fois un avertissement et une injonction. Elle serait amante et aimée, fille et soeur, mais jamais mère ni épouse. Elle convie Tanmuzzi à lui rendre visite à Uruk. Celui-ci y découvre une ville grouillante, vivante et surpeuplée, bien loin de sa vie dans les steppes. "Les maisons se touchaient ! Et il y en avait des deux côtés de la rue. Collées les murs aux autres dans une incroyable diversité, certaines de plain-pied, d'autres munies d'escalier, de masures étriquées, côtoyant des résidences luxueuses ceinturées de murets. C'était donc cela, la ville".
Tanmuzzi et Aémer deviennent vite inséparables. Mais le pasteur se languit de ses steppes. Trop de monde, trop de maisons, trop de rues, trop de bruits. Il retournera dans ses pâtures pour y mourir. Après son décès, Askum découvre des tablettes d'argile, remplaçant les boules d'argile contenant les calculi. En tentant de déchiffrer les signes, il comprend le sens même de l'écriture. "C'était la preuve que l'écriture ne servait pas seulement à établir des contrats, qu'elle n'était pas uniquement liée à la comptabilité, aux nombres et à la gestion du monde. Elle permettait d'exprimer les sentiments et les pensées les plus profondes des êtres humains".
Et voici Ur, cité des souverains de Sumer. Aémer la brune, et Bilili la blonde, travaillent toutes les deux dans le plus célèbre cabaret de la ville, Au long chalumeau. Même âge, même goût de la vie et de ses plaisirs, elles sont respectées parce que prostituées, contrairement aux esclaves, maltraitées et marquées comme du bétail. Cependant, un détail les sépare : l'atmosphère de la ville. "Autant Bilili exécrait la ville, autant Aémer en raffolait. Elle n'aurait pas pu s'en passer : la multitude des rues bondées, la vie trépidante. Sauf au plus dur de l'été, les affreux après-midi de mort où toute vie cessait. Ces jours-là, et chaque fois qu'elle avait besoin de se retrouver seule, Aémer se rendait dans son lieu secret. [...] Ce lien était à présent inséparable d'Adappa". Adappa est un jeune garçon, fasciné par la beauté d'Aémer. Il veut devenir Dubsar - scribe libre - pour pouvoir écrire ce qu'il veut, sans dépendre de personne. Aémer lui demande d'être comme son Grand Frère, et de lui apprendre à écrire. ""U, a, i". De l'écriture de mots à l'écriture des sons. Adappa enseigna à Aémer les trois voyelles, l'utilisation des consonnes et la formation des syllabes".
Après Ur, l'histoire de l'écriture et du calcul se déplace à Babylone, alors centre de l'univers, capitale du plus puissant empire de la région, rendez-vous de tous les dieux. Aémer vient de quitter Uruk pour Babylone. A trente ans, elle décide de commencer une nouvelle existence. Elle est la première oniromancienne de Babylone et possède une grande renommée dans la connaissance des songes. Au milieu de la foule et de la circulation de la capitale, Aémer reconnaît son frère, disparu après le massacre de ses parents. Hattâru est responsable de l'Observatoire central de Babylone. "L'astronomie babylonienne était la plus avancée, surpassant celles des Grecs et des Egyptiens. Elle devait son avance aux dizaines de milliers d'observations accumulées durant des siècles [...]. D'autant qu'ils étaient en possession d'écrire les nombre d'une efficacité à nulle autre pareille".
L'ultime voyage à travers les origines de l'écriture et des mathématiques nous transporte dans le pays d'Irak al-Arabi et sa ville, Bagdad. Depuis quelques années déjà, les Arabes possèdent le secret de la fabrication du papier, ce qui est une véritable révolution dans le domaine de l'édition, permettant d'augmenter le nombres d'ouvrages et de répandre la culture. Aémer visite régulièrement le marché aux livres. Bien qu'elle sache lire, alors qu'elle est femme et esclave, ce n'est pas la passion de la lecture qui motive ses visites, mais plutôt le vol de livres rares. C'est sur ce marché qu'Aémer rencontre Mohand, étudiant passionné de mathématiques et d'astronomie. Son rêve est de devenir membre de la célèbre Maison de la Sagesse regroupant les savants de toutes disciplines comparant, traduisant et étudiant les versions des grandes oeuvres de l'Antiquité. Par ses études, Mohand comprend que l'écriture des nombres possède des défaillances. Rien ne peut repésenter l'absence. C'est un hindi qui lui apprendra comment combler l'espace. "Les Indiens ont inventé une langue spécifique pour les nombres, ils ont créé un véritable alphabet, un alphabet de dix "lettres". Dans cette langue, chaque nombre a un nom, et un seul. [...] Plus d'ambiguïté ! Dix figures seulement, autant que de doigts de la main, [...] suffisent à représenter TOUS LES NOMBRES DU MONDE ! Voilà ce que nous avons inventé".
"Zéro ou les cinq vies d'Aémer" est une heureuse surprise, comme on aime en découvrir aux hasards de nos recherches chez les libraires, les bouquinistes ou dans les bibliothèques. Je ne pensais pas trouver un livre aussi palpitant, intéressant et riche de savoirs. On revisite l'origine de l'écriture et celle des mathématiques, des chiffres et l'invention du zéro, représentant l'absence, le rien, le vide.
"Les Arabes traduisirent le mot indien sunya en as-sifi, qui devient ziffer, puis zéphiro. Ziffer donna chiffre, Zéphiro donna Zéro. Ainsi le dernier venu donna son nom à tous les ... chiffres. Le zéro était devenu ce rien ... qui peut tout".