Le quotidien de la rue Prototchni

Publié le par Nanne

        La ruelle de Moscou - Ilya Ehrenbourg 
           (livre de poche)



"La ruelle Prototchni est en dos d'âne. En haut, il y a le marché, les éventaires, les bistrots, les camelots, les agents de police, la vie enfin, et en bas c'est la Moscova, c'est-à-dire la fraîcheur, le repos, le calme [...]. En été, l'eau est si basse qu'il semble que les gamins pourraient la traverser rien qu'en retroussant leurs pantalons. Pourtant pour la ruelle, elle est tout : la beauté, la quiêtude et, comme on dit de nos jours, l'hygiène [...].On vit en tas, ça pue, on ne change pas de chemise de Nöel à Pâques [...]. Mais on respecte l'hygiène". Voici, campé dans ses quelques phrases, le décor de "La ruelle de Moscou" d'Ilya Ehrenbourg.

Dans cette petite voie de la rue Ivanoska - sale et misérable - se trouve une coquette maison, couleur abricot. Celle de Pankratoff. Cela tranche avec la crasse et la noirceur environnantes des autres habitations. Il faut dire que Pankratoff est un citoyen respectable et non pas un homme du milieu, lui. Il est même propriétaire d'un ample carré au marché. Il y vend des saucissons, des cornichons, et des bonbons "octobre rouge". Bien sûr, la révolution a nationalisé sa pimpante maison abricot. On a tenté de le prendre à la gorge, mais Pankratoff s'est défendu comme un lion contre ces bolchéviques. D'ailleurs, la révolution a bien jeté à la rue et poussé à la mendicité des capitaines, des chambellans, anciennes gloires du passé russe. Il se débrouille bien dans les affaires, Pankratoff. "Pankratoff vendait bien : on achetait de tout - du sucre, des noix, du saucisson, du saumon. Quelquefois venaient des hommes de la haute - on vendait du caviar et parfois même des citrons. Chaque soir, Pankratoff mettait quelque chose de côté [...] : il finissait sa septième liasse et commençait la huitième".

Homis le marché, Pankratoff gagne de l'argent en hébergeant les Sakharoff, qui sont devenus - au fil du temps
 - des amis. Il aime bien Sakharoff qui est débrouillard. Dès que Pankratoff a besoin de certificats, de papiers administratifs, de décrets, il les lui obtient sans difficulté. Sakharoff est marié avec une ancienne aristocrate - Nathalia Henrikhovna - qui a tout quitté par amour pour lui. Lui, l'a épousée pour sa fortune ... évaporée dans les méandres de la révolution de 1917. Ils ont un fils, Petka, fantasque, rêveur, qui se sent à l'étroit dans cette ruelle où tout le monde se connaît et se côtoie. Il finira par prendre - lui aussi - le large. Et puis, il y a les voisins de Pankratoff, les Leuter. Ils sont louches, peut fréquentables, d'après certaines rumeurs. "Pankratoff assurait qu'il faisait partie du guépéou ; d'autres qu'il était tout au plus membre du parti ; la pègre de l'Ivanosvka les regarder de travers : "des mouches" [...]. Outre Leuter, vivaient dans ce logement une employée soviétique Tania Evdokinovna, Prachoff, petit reporter du "Moscou Soir", et mon ami Iousik qui jouait du violon dans un cinéma ; en un mot, des gens sans talent, sans éclat, quelconques".

Tout ce petit monde de la rue Prototchni vivrait dans la joie et la bonne humeur des gens simples et honnêtes, si la maisonnette de Pankratoff n'était infiltrée par une bande de gamins, vagabonds des rues, déracinés par la révolution. Ils sont trois ennemis de Pankratoff à avoir élus domicile dans le sous-sol de sa baraque - Jouravska, le chef de la bande, Tchoub et Kirioucha. Ils vivent la journée dans la rue et gagnent leur argent soit en chantant, soit en volant un sac à mains à la volée, soit en chapardant sur les marchés. Les uns et les autres se supporteraient tant bien que mal si - un jour - Pankratoff n'avait constaté la disparition d'un jambon dans sa cave, alors qu'il avait pris soin de murer toutes les issues. Aussitôt, il convoque les habitants de la maison abricot pour leur exposer son plan et se débarrasser définitivement de ces petits malandrins. "Gravement, méthodiquement, Pankratoff exposa son plan : la nuit toute la bande dort et la ruelle est déserte. C'est bien facile. Il faut boucher l'ouverture avec de la neige et l'arroser d'eau. Ca gèle dur maintenant".

Mais il n'y a pas que cela, dans la ruelle Prototchni. Il y a des amours clandestines. Particulièrement celle entre Sakharoff et Tania. Elle se sent sale avec cet amour clandestin. Il lui promet de tout quitter pour partir avec elle, abandonner Nathalia qu'il ne peut plus supporter. Mais Tania sait qu'il ment, qu'il fabule. De toute façon, elle n'a pas le choix, c'est Sakharoff ou Prachoff, poète raté, journaliste minable payé à la ligne ; lui qui ne rêvait que de gloire, de reconnaissance, de réussite. Tout le monde le connaît à Moscou. Il est même devenu une sorte de curiosité, au même titre que l'ancien procureur impérial qui vend des stylos volés dans la rue. "Sans cesse, il courait la ville, pour "interviewer" ou plutôt, entendre d'une oreille de vagues racontars, implorer des recommandations, s'offrir comme pédagogue, comme guide, comme acteur de cinéma : enfin il était prêt à tout faire pourvu qu'on l'acceptât". Tous ces personnages forment le quotidien de la ruelle Prototchni. La disparition - du jour au lendemain - de Tania et de la bande de Jouravska va alimenter la rumeur, agiter et bouleverser la vie de la petite rue. Chacun ira de ses suppositions, déductions pour savoir ce qui a bien pu arriver aux uns et aux autres.

"La ruelle de Moscou" d'Ilya Ehrenbourg est un livre qui raconte la vie quotidienne d'une misérable ruelle et de ses habitants, le temps des quatre saisons d'une année. Il résume l'existence de ces petites gens, dans les années 1920, après la révolution d'Octobre. On y rencontre des personnages attachants, drôles, madrés, débrouillards, face à une société complètement bouleversée. C'est d'un oeil aiguisé - celui du journaliste - qu'Ilya Ehrenbourg nous décrit cette population rude, habituée à une vie dure et austère, mais gardant leur esprit positif.

 


"Et il me semble que c'est notre Russie qui s'avance, enfantine et abandonnée, rêveuse et aigrie, sans foyer, sans caresse, sans soins, un pays enfant qui a déjà tout éprouvé, qui va de Skoutatovo à Vipolkaro et de là toujours plus loin, sur la grande route brûlante, parmi les récoltes d'autrui, la richesse d'autrui ...".

Publié dans Romans étrangers

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M
Ah je le note celui-là mais je ne le lirai pas tout de suite car j'ai "Vie et destin" qui mijote dans ma pile depuis un moment et qui remonte doucement à la surface !
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N
Moustafette, "La ruelle de Moscou" ne ressemble en rien à "Vie et destin" de Vassili Grossmann, ni par le nombre de pages, ni par l'atmosphère du livre. Le seul point commun est l'histoire russe et le fait que les deux auteurs étaient ensemble correspondants de guerre dans l'Armée Rouge pendant la WW II. Je ne sais plus si ce livre est édité, mais ils avaient écrit ensemble un ouvrage sur leurs souvenirs de cette période. Il faut que je retrouve le titre exact, mais je crois qu'il était édité en 2 tomes.Pour "La ruelle de Moscou", c'est un peu plus de 200 pages ... Si tu le cherches, il te faudra aller sur les sites d'ouvrages d'occasion ou chez les bouquinistes, car il n'est plus édité pour le moment ...