L'arbre de vie

Publié le par Nanne

          Les Disparus - Daniel Mendelsohn
            (Flammarion éditions)



"De ce Shmiel, bien entendu, je savais quelque chose : le frère aîné de mon grand-père qui, avec sa femme et ses quatre filles superbes, avait été tué par les nazis pendant la guerre [...]. C'était là, nous le comprenions tous, la légende non écrite des quelques photos que nous avions de lui et de sa famille, qui étaient désormais rangées soigneusement dans un sac en plastique, à l'intérieur d'une boîte qui se trouvait elle-même à l'intérieur d'un carton dans la cave de ma mère".

L'auteur - enfant - avait souvent entendu parler de cet oncle, de sa famille. Rien de plus. Il savait vaguement comment il avait été assassiné, mais sans pouvoir imaginer ce que cela signifiait réellement. L'entourage racontait - par bribes - des souvenirs épars, son bref séjour à New York en 1913, son retour en Pologne, sa réussite là-bas, au fin fond de l'Europe Centrale. Certaines personnes
comparaient alors l'auteur et cet oncle imaginaire. Parfois, elles pleuraient en le voyant. Et puis, il y a ce grand-père, si loquace, si peu avare des histoires de famille, de tantes et d'oncles venus de la lointaine Europe, d'aïeux perdus dans le Nouveau Monde, et qui restait étrangement silencieux, muet, au sujet de Shmiel et des siens. "[...] et son silence, inhabituel et intense, irradiait le sujet de Shmiel et de sa famille, en les rendant impossibles à mentionner et, par conséquent, inconnaissables".

Enfant curieux, il guettera les moindres murmures, les moindres lambeaux de conversations lâchés sur ce grand-oncle, totalement inconnu. Tantôt caché avec les siens ; tantôt premier sur une mystérieuse liste. "Avec le temps, ces fragments de conversations, que je savais être censé ne pas entendre, ont fini par s'agglutiner pour former des vagues contours de l'histoire que, pendant longtemps, nous avions pensé connaître". C'est à l'adolescence que l'auteur commencera la recherche généalogique des siens. Un trou, une béance, dans cette organisation : oncle Shmiel. Rien le concernant, sur sa femme - Ester -, sur ses quatre filles - Lorka, Ruchele, Frydka et Bronia -. Pas d'anecdotes, pas
d'informations valables. Le vide. Le silence insupportable parce qu'assourdissant et pesant.

Commencera, pour l'auteur, une longue et lente enquête qui, tel un chercheur, un passeur de mémoire d'une histoire à jamais anéantie, vont l'amener à combler ce vide sidéral créé par la fin dramatique de Shmiel et de sa famille. C'est par l'existence de lettres de l'oncle Shmiel que Daniel Mendelsohn va débuter ses recherches. Il sait qu'Oncle Shmiel a envoyé plusieurs courriers au grand-père maternel pour essayer de sortir d'affaire sa famille. "Car, lorsque Shmiel s'est assis pour écrire cette lettre, ce lundi de janvier 1939, il avait besoin d'argent pour sauver son camion ; à la fin de l'année, ce serait pour sauver sa vie qu'il supplierait qu'on lui envoie de l'argent. [...] un argent destiné non plus à ses camions ou à des réparations, mais à l'achat de papiers, de déclarations sous serment [...]".

La question - toujours la même - qui reviendra comme une infernale ritournelle, lancinante, angoissante, sera de savoir si la famille a répondu à cet oncle pris dans la nasse de la 2ème Guerre Mondiale ; si chacun a bien tout tenté pour les sauver, les sortir de ce bourbier. Rien ne reste de ces lettres envoyées par ses frères, ses soeurs, ses cousins ou son beau-frère. Jamais l'auteur ne trouvera de justification à ce questionnement terrible. Cette part de culpabilité, son grand-père la portera sa vie durant comme une plaie purulente, impossible à refermer.

Daniel Mendelsohn entreprendra un véritable périple pour retrouver les quelques survivants de ce
schtetl de Bolechow, en Ukraine. Il partira pour l'Australie, l'Europe Central et Iraël. Il ira à Vilnius et à Tel Aviv ou Beer Sheva, à Riga et à Haïfa, à Prague et à Jérusalem, à Vienne, à Stockholm et à Coppenhague pour connaître ce grand-oncle Shmiel et savoir. Toujours, il évitera de porter un jugement sur ce qu'il apprendra des rescapés, des témoins, qu'ils soient Juifs, Polonais ou Ukrainiens. Parce que le jugement, quand on ne connaît pas parfaitement les faits, que l'on n'a pas vécu des situations insupportables où chaque choix entraîne des conséquences pour soi et les autres, est un sentiment trop facile à utiliser.

Les langues se délieront au fur et à mesure des retrouvailles, des rencontres, des amitiés naissantes. Petit à petit, tel un artiste construisant son oeuvre, Daniel Mendelsohn apposera des faits sur chaque prénom, sur chaque visage. Tel un puzzle, les pièces de cette quête se rangeront à leur place pour redonner vie et corps à six destins  tragiquement interrompus.

Difficile de résumer "Les Disparus" de Daniel Mendelsohn et d'en parler, tant l'auteur a mis d'affect dans son récit. On se rend vite compte que cette recherche n'est pas uniquement une volonté de combler un vide dans ses origines, mais de mieux comprendre l'Homme, au sens humaniste du terme. C'est un livre surprenant, construit comme un roman policier, entrecoupé - volontairement - d'extraits de la Torah. Le lecteur peut avoir du mal à admettre ce mode de construction.  Mais Daniel Mendelsohn fait en permanence le parallèle entre la réalité historique et l'histoire de la  Création du Monde ; deux formes d'anéantissement et - en fond - la part de Dieu dans l'oeuvre de la vie et des hommes. Bien plus qu'un énième document sur la Shoah, "Les Disparus" est un ouvrage sur l'humain, ses forces, ses faiblesses, sur ce que nous sommes. Tout Simplement.

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S
je ne l'ai pas encore lu, mais il me tente beaucoup. Ton billet est superbe, merci!
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N
<br /> Je n'ai qu'un seul et unique conseil à te donner, Sylvie : lis-le car c'est un livre admirable et rare.<br /> <br /> <br />
S
Comment ne pas ajouter un tel roman à sa LAL après avoir lu ton magnifique article!
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N
<br /> C'est un livre qui mérite d'être lu pour son quête de l'humain. Un très beau livre et marquant ...<br /> <br /> <br />
S
Je pense lire ce livre un jour ou l'autre... Je pense qu'il me plaira.
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N
<br /> Il est très particulier, Sylire, mais c'est un livre qui ne traite pas que de la Shoah. C'est ce qui fait tout son intérêt. Il parle de l'individu, du passé, du présent, des liens qui unissent<br /> passé et présent. C'est un livre qui m'a particulièrement touchée parce que l'auteur a réussi à mettre une histoire sur des noms et des visages presque inconnus de lui.<br /> <br /> <br />
K
Je l'ai noté il y a un bon moment... mais je n'arrive pas à me décider à l'acheter.  Par contre, tu m'en donnes drôlement le goût!
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M
Moi aussi depuis sa sortie, je pensais l'acheter et puis c'est un peu sorti de ma mémoire mais ton billet le rappelle à mon bon souvenir :-)
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N
<br /> C'est tout l'avantage des blogs, Manu, que de rappeler à ses lecteurs les livres notés et oubiés quelques temps après ... Mais je ne saurais trop te conseiller ce livre qui est aux antipodes des<br /> "Bienveillantes".<br /> <br /> <br />