Suite inachevée
Suite française - Irène Némirovski (Denoël)
Cela aurait pu être le titre d'une sonate de Franz Schubert. Comme une sorte de "Symphonie inachevée", écrite au cours d'une période de profonde mélancolie de son auteur. C'est en tout cas la sensation ressentie au long de la lecture de "Suite française". Cette forme d'oppression, de peur du danger qui rôde. A tel point que l'on ne sait plus, au fil des pages, si l'on craint pour la vie des personnages du livre, ou pour la fin brutale et violente de son auteur, que l'on sait inexorable.
Je savais que "Suite française" était un chef d'oeuvre de la littérature. Malheureusement pour nous - pauvres lecteurs - c'est un roman inachevé, comme la vie d'Irène Némirovski. C'est sans doute ce qui rend cet ouvrage encore plus précieux, encore plus riche. C'est aussi pourquoi j'ai mis tant de temps à en commencer la lecture.
Le sujet lui-même, dans la façon dont il est dépeint - comme un instantané, un direct pris sur le vif - à quelque chose de pathétique, d'éloquent. Scindé en deux parties, "Tempête de juin" évoque l'exode et cette foule bigarrée qui se masse sur les routes pour fuir une improbable épouvante ; "Dolce" qui raconte l'occupation du village de Bussy par les Allemands.
Irène Némirovski a tracé dans "Suite française" un portrait au vitriol de cette France veule, lâche, vaincue et occupée. Les personnes s'y dévoilent telles qu'en elles-mêmes. "Les portes closes où l'on frappait en vain pour obtenir un verre d'eau, et ces réfugiés qui pillaient les maisons, partout de haut en bas, le désordre, la lâcheté, la vanité, l'ignorance."
Plusieurs personnages, venant d'horizons différents, vont se croiser sur ces routes de tous les dangers. On y trouvera les Péricand, grands bourgeois et bien-pensants, traînant leur armée de domestiques, comme un roi déchu sa suite. La mère cherchera à sauver les apparences par une charité de façade qui fondra comme neige au soleil dès les premiers manques. "La charité chrétienne, la mansuétude des siècles de civilisation tombaient d'elle comme de vains ornements révèlant son âme aride et nue. Ils étaient seuls dans un monde hostile, ses enfants et elle. Il lui fallait nourrir et abriter ses petits. Le reste ne comptait plus." Cet égocentrisme qui ira jusqu'à l'oubli du grand-père au cours d'un bombardement, mais jamais de sa fortune. Il y a Hubert, le fils, qui ne supporte ni la réddition, ni l'occupation et qui rêve d'en découdre. Cette résistance se terminera par une grostesque pantalonnade. Mais aussi Philippe, l'aîné et curé de son état, qui n'aime pas les orphelins qu'il conduit sur ces chemins. "Il ne désirait qu'une chose : être débarassé d'eux au plus vite, déchargé de la responsabilité et du malaise qu'ils faisaient peser sur lui." Ces enfants, abandonnés de Dieu et des Hommes, laisseront parler leurs violences et ainsi, désinhibés, lyncheront le prêtre à la première occasion.
On rencontrera Gabriel Corte, écrivain mondain, hautain et condescendant, persuadé d'appartenir à un monde à part, situé au-dessus de la plèbe. Il découvrira sur les routes de l'exode la faim, la peur, la mort et la pauvreté. Cette réalité qui l'effraiera et cette populace qui l'écoeurera. Il s'arrangera pour retrouver ses avantages de happy few après avoir cru au cataclysme social. "Ils se prouvaient l'un à l'autre que rien ne changeait, que tout demeurait pareil, que l'on n'assistait pas à quelque cataclysme extraordinaire, à la fin du monde comme on l'avait cru, mais à une série de relations humaines, [...] et qui ne touchaient fortement que des inconnus."
On verra aussi Charles Langelet, collectionneur d'ouvres d'art, égoïste, avare, méprisant, veule, lâche, menteur et esthète, qui tremblera pour les chefs d'oeuvre et les châteaux de France, sans se soucier de la souffrance de la population. Charles Langelet dont la fin sera aussi piteuse que sa Vénus en porcelaine de Sèvres.
Heureusement, dans cette cour des miracles du 20ème Siècle, il y aura un couple de modestes employés de banque, les Michaud. Ils trembleront pour leur fils - Jean-Marie - blessé, sans jamais perdre leur sens de l'humain. Cette France des pauvres, des malchanceux, des faibles, des laisser pour compte de la Société trouvera encore à se soutenir dans l'adversité, à se soutenir pour ne pas plier, pour rester digne. "Il y avait entre eux de la pitié, de la charité, cette sympathie active et vigilante que les gens du peuple ne témoignent qu'aux leurs, en des périodes exceptionnelles de peur et de misère."
Il y a autant d'histoires de l'exode qu'il y a de personnages et de visions de la guerre dans ce roman abondant. Les périodes de paix et de sérénité alternent durant lesquelles la vie reprend le dessus. Mais le malaise est là, tapi dans un coin. Ce malaise qui vient de la suite, de ce qui va arriver après, de l'angoisse de la mort, de la violence, car la guerre est partout, prégnante dans la nature et chez les gens.
Avec "Dolce", on vit l'occupation du village de Bussy et ses habitants, contraints de recevoir les soldats allemands sous leurs toits. L'incapacité qu'ils ont à se faire accepter spontanément, les poussent à imposer des interdits à tout : "Verboten". Même de vivre. Même d'espérer. Cela n'empêchera ni la ruse, ni la roublardise des paysans. "Aux habitants des pays occupés, les Allemands inspiraient de la peur, du respect, de l'aversion et le désir taquin de les rouler, de profiter d'eux, de s'emparer de leur argent."
Certains trouveront un intérêt à la présence de l'occupant ; intérêt personnel, financier, matériel. Avec l'occupation, les passions s'exacerbent, les tensions sociales, les frustrations de classes, les rancoeurs personnelles se réveillent. On assistera à la naissance d'amours interdits entre Françaises et Allemands, assombris par la crainte des convenances et l'ombre portée de deux millions de prisonniers qui attendent leur retour.
Avec "Suite française", on oscille entre des instants de purs bonheurs, de joie, de plénitude et le chagrin, la peur, le doute, le renoncement. L'atmosphère est tellement lourde et pesante que l'on ressent l'émotion de l'auteur, sa crainte de ne pouvoir achever son livre, comme si elle-même pressentait cette fin proche et définitive, sans retour.
Au terme de ce livre, on ne sait plus ce qui le plus douloureux : le roman en lui-même ou bien les notes écrites par Irène Némirovski en 1942, juste avant sa déportation. "Suite française" est un condensé sur le comportement honteux d'une certaine France au cours de la 2ème Guerre Mondiale, avec ses relents de nationalisme, de corporatisme, son individualisme.
C'est un livre magnifique, écrit dans un langage poétique et limpide. Un livre dont on regrettera toujours de ne jamais pouvoir lire la suite.