Le Cri du peuple - Jean Vautrin (Livre de poche)
"Les déclarations, les réglements, les convictions de ces messieurs exprimaient un fameux mépris, une condescendance, une méconnaissance du terrain qui vous laissaient à l'envers. Jusqu'à leurs bonnes intentions qui ne tenaient pas compte du mécontentement des Parisiens, de la misère du peuple, de l'usure morale des troupes marquées par les défaites, de l'état de délabrement des services de police dont les personnels osaient à peine se manifester dans certains quartiers de la capitale de peur d'être pris à partie par la foule en armes". Alors que le Président Thiers s'apprête à désarmer la Garde Nationale, la foules des parisiens en colère et le Comité Central sont prêts à en découdre avec l'armée. Les risques d'insurrection et de guerre civile sont aux portes de la capitale. On est le 18 mars 1871. La Commune de Paris vient de commencer. "Contre les portions à quatre sous ! Contre le beurre à quatre francs ! Contre les années de faim et d'injustice !". Mais pour le moment, ce qui inquiète le commissaire Mespluchet est de trouver Horace Grondin, adjoint au chef
de la sûreté de Paris. Sans doute doit-il user ses croquenots sur le pavé parisien, avec les communeux, les pauvres, les biffins, les harangères et les apaches. Il a rendez-vous avec Edmond Trocard, alias la Joncaille. "A cinquante ans tassés, le singe, le patron, le manche, le monsieur de l'Oeil de Verre est intouchable. Ses mains baguées d'or lui ont valu le surnom de la Joncaille. Un brillant incrusté dans la lobe de son oreille gauche, une montre à breloque et le magnétisme d'une voie de diacre s'ajoutent à sa réputation d'ogre de femmes, de pourvoyeur de poulettes faciles et de grand manipulateur des âmes". Que peut bien faire Horace Grondin, espion du gouvernement, avec un gros poisson des bords de l'Ourcq ? Il est à la recherche de celui qui l'a fait expédier au bagne pour le meurtre de sa nièce. Il a la rancune tenace, Horace Grondin, le mors aux dents et la volonté de faire justice lui-même, sans attendre celle de Dieu et des hommes. Peu importe le temps. Lui, a tout le sien. Depuis qu'il patiente !! Les apaches de la Joncaille lui apprennent que c'est un officier du 88ème de Ligne. "Officier, s'il vous plaît ! Bel homme ! De la prestance ! Des campagnes, des blessures, des exploits au Mexique. Il a gagné ses galuches de lieutenant en lançant l'assaut de l'arrogante Puebla ! Il a servi sous Bazaine ...".
Pendant ce temps, il s'en passe des événements dans les rues de Paris. Justement, les soldats du 88ème de Ligne brandissent leurs fusils crosses en l'air en signe de fraternité avec d'aussi pauvres, d'aussi miséreux et malheureux qu'eux. Ils se mettent du côté de la révoltion. Leur capitaine - Antoine Tarpagnan - se range, lui aussi, aux côtés de la Commune. Et sur les barricades, se dresse Gariella Pucci, dite Caf'Conc'. Chanteuse réaliste qui a tourné cocotte auprès de la Joncaille qui en pince pour elle, et la protège. Autant dire, chasse gardée. Mais dès que leurs regards se croisent, c'est le coup de foudre, le grand amour, le palpitant qui bat la chamade. Après bien des péripéties, Tarpagnant retrouvera le cabaret où se produit la Pucci. "L'Oeil de Verre", repère et tannière de la Joncaille, de ses nettoyeurs et des filles travaillant pour lui, est confiné dans un quartier coupe-gorge. "Enfin, elle esquisse deux pas précipités, se jette contre lui et enfouit son visage au pli de son aisselle. Elle enlace sa nuque. Elle caresse ses cheveux [...]. Elle se renverse en arrière pour le regarder. Ses yeux bougent très vite. Elle est inquiète : - Je ne savais pas ce que tu étais devenu ! Ce silence, cet intolérable silence ! Je ne voulais plus voir personne ! [...] Comme si elle avait toujours été sa maîtresse. Sa femme pour ainsi dire". Cet amour pur et tendre n'est du tout du goût de la Joncaille, qui se sent comme qui dirait trahi par sa gagneuse. Pour se venger, Tarpagnan servira de gibier aux tueurs de la Joncaille, alors que
la Pucci est envoyée dans une maison d'abattage, question de lui faire comprendre qui est le maître des lieux et des vies. Mais la rue gronde et s'enfle au point de s'en prendre à tout ce qui s'apparente - de près ou de loin - aux sbires du gouvernement Thiers, honteusement retranché à Versailles, dans l'attente de représailles sanglantes et violentes. Et Horace Grondin a été pris à partie par cette populace avide de se venger sur tout ce qui lui tombe sous la main. C'est Alfred Trois Clous - chiffonnier de son état - régnant sur un peuple de malodorants, de bannis, vivant en lisière de la société, qui trouve le corps de Grondin. - où ce qu'il en reste - et décide de la ramener à la vie. "Il surveillant avec les grâces d'infirmière son bien le plus précieux : un moribond au teint blafard qu'il fallait à toute force maintenir en vie et soustraire aux regards des curieux. Ce fameux Grondin de la raille, qui était étendu sur un lit de chiffons, de planches disjointes et cahotantes". C'est la Chouette, sa femme, qui prendra soin de Grondin, proche de passer l'arme à gauche. Seulement, le gouvernement prépare sa riposte. Hors de question de laisser le pouvoir au peuple, aux révolutionnaires de tous poils. L'ordre doit être rétabli, au plus vite. Les troupes des versaillais s'introduisent dans Paris et leur avance est rapide, face à une population démunie et quasiment désarmée. "Le bruit court qu'à Auteuil, à Passy, des monceaux de cadavres jonchaient les rues et les jardins, [...]. Fusillades sommaires, charniers de suppliciés. Des centaines de cadavres de fédérés racontaient la sauvage férocité des bouchers de Monsieur Thiers". Paris se bat. Les communeux se font estourbir pour la liberté.
"Le Cri du peuple" de Jean Vautrin - titre éponyme du journal de Jules vallès, un des initiateurs de la Commune - est un roman picaresque et réaliste, à l'accent des foubourgs. le langage est truculent, charnu, imagé, populaire et argotique. On croirait des personnages sortis tout droit des ouvrages de Dickens, d'Eugène Sue et de ses "Mystères de Paris". Ils montrent toute la gamme sociale de cette ville en pleine effervescence politique et sociale. La fiction rejoint la réalité de la situation historique. On pourrait presque croire que les personnages inventés ont réellement vécu ces journées enflammées et exaltées aux côtés des personnalités bien réelles, telles Louise Michel, Jules Vallès ou Gustave Courbet. Ce roman est tout à la fois roman historique, roman d'amour, intrigue policière qui mène le lecteur dans une course effrénée, à bout de souffle.