Le maëlstrom berlinois
Une femme à Berlin - Journal - Anonyme
(Folio n° 4653)
"Oui, c'est bien la guerre qui déferle sur Berlin. Hier encore ce n'était qu'un grondement lointain., aujourd'hui c'est un roulement continu. On respire les détonations. L'oreille est assourdie, l'ouïe ne perçoit plus que le feu des gros calibres. Plus moyen de s'orienter. Nous vivons dans un cercle de canons d'armes braquées sur nous, et il se resserre d'heure en heure".
L'auteur, qui écrit ses première lignes le vendredi 20 avril 1945 à 16 heures, est une jeune femme de trente ans, journaliste et appartenant à la bourgeoisie prussienne. Elle a voyagé dans toute l'Europe et a vécu à Moscou, Londres et Paris. Alors que Berlin est à feu et à sang, enclercée par l'armée soviétique, que la population se terre dans des abris de fortune, que la mort, la misère - tant morale que matérielle - est le lot de chaque berlinois, cette jeune femme qui a voulu garder l'anonymat a conscience de sa qualité de témoin direct des événements.
Sa grande préoccupation du moment - outre la faim qui la tenaille et l'assaille au point de devenir obsessionnelle - est de savoir si elle sera encore capable de parler le russe. "Mon russe est rudimentaire, c'est le langage utilitaire, piqué à gauche et à droite. En tout cas, je sais compter, dire la date et lire les lettres de l'alphabet. Tout me reviendra vite maintenant que je
vais m'exercer". Au cours de la tenue de son journal, elle se demandera si cette connaissance du russe est bien une qualité ou un défaut. Mais elle l'assume et cela la rassure un peu de pouvoir parler avec les premiers soldats russes entrés dans Berlin. Alors que la plupart de ses compatriotes n'entendront que des sons, des cris, des borborygmes, elle, perçoit la mélodie d'un Tolstoï ou d'un Pouchkine. Elle comprend très vite que ces soldats sont aussi des êtres humains malgré sa peur, et non des hordes sauvages comme la propagande nazie l'a prétendu. "[...] mais quand je m'adresse à eux, c'est d'être humain à être humain, et je suis capable de distinguer ceux qui sont mauvais de ceux qui sont supportables, je sépare le bon grain de l'ivraie, je sais me forger une image de chacun".
Mais comme toutes les armées de vainqueurs, les soldats russes vont se comporter de manière odieuse. Leur arrivée dans la capitale allemande est vue comme un moment de terreur absolue, surtout pour les femmes et les jeunes filles. Les allemandes seront obligées de se cacher pour échapper aux assauts de bataillons de poursuivants. Les viols vont devenir le quotidien de presque toues les berlinoises à cette période. L'auteur, comme la majorité des femmes de son âge, subira des agressions sexuelles répétées. Elle se sentira sale et ne pourra plus se supporter, comme toujours. Ce qui l'aidera à tenir, c'est cette foi en l'amour comme un plaisir, un partage, non comme une contrainte, une salissure et un dégoût de soi. "Je n'ai jamais pu m'empêcher de penser quelle chance j'avais eue jusqu'alors - dans ma vie, l'amour n'avait jamais été une corvée, c'était un plaisir. On ne m'avait jamais forcé et je n'avais jamais dû me forcer. C'était
bon, tel que c'était". D'ailleur ces viols - dont le thème est récurent tout au long de la tenue de son journal - sont surmontés de manière collective. Chaque femme libèrera la parole, osera dire et raconter son agression et aidera ainsi une autre femme à se soulager de cette bassesse. Elles évacueront leurs haines, leurs rancoeurs de cette façon, même si certaines - plus fragiles - seront brisées à tout jamais et en garderont les stigmates toute leur vie.
Mais résumer la chute de Berlin à une série de viols collectifs et de vols en bandes organisées serait aller un peu vite et rendrait la situation du moment impalpable. Il y a tout le reste autour. Hormis la recherche incessante et effrénée de nourriture, de bois pour se chauffer et d'eau pour se laver, il y a la course ... à l'information. Berlin est tombée. Soit. Mais comment ? Quid des combats, des dirigeants nazis ? Et l'avenir de l'Allemagne ? Même s'il n'y a plus de journaux, tout le monde se précipite pour entendre des nouvelles glanées ici et là, transmises par le bouche à oreille. Grâce aux relations liées avec les soldats russes, l'auteur peut avoir des nouvelles fraîches sur l'avancée des combats. "Il nous parle de la destruction du centre de Berlin, du drapeau qui flotte sur les ruines du Reichstag et de la porte de Brandebourg. [...] D'Adolf, il n'a rien à dire, confirme en revanche le suicide de Goebbels avec sa femme et tous ses enfants".
Et puis, il y aura les premières rumeurs concernant la capitulation de Berlin, le 2 mai 1945. Cette paix sera - enfin - accueillie comme un vrai soulagement, comme une joie, malgré la poursuite de l'offensive. Mais qui parle de paix, parle avenir. Et chacun d'envisager le futur proche comme un renouveau, une renaissance. Ce qui angoissera, c'est l'avenir de l'Allemagne. Qu'en sera-t'il ? Surtout avec les nouvelles qui commencent à arriver en provenance de l'Est qui inquiètent et paraissent insupportables à l'auteur. "Il paraîtrait qu'à l'est, des millions de gens, pour la plupart des juifs, ont été brûlés dans des camps, de grands camps [...]. Et ce qu'il y a de plus incroyable : tout aurait été soigneusement noté dans de gros livres, registres comptables de la mort. Il se fait que notre
peuple aime l'ordre".
Je pourrais vous parler encore longtemps du contenu de "Une femme à Berlin". Ce journal écrit à la base pour tenir le coup face à une situation extrême, est devenu au fil des générations un véritable témoignage de l'horreur au quotidien dans Berlin assiégée. Ce qui surprend lors de sa lecture c'est la distance, le cynisme de la part de cette jeune femme. Comme si plus rien, ni personne ne pouvait l'atteindre dans son effroi. Les situations dramatiques côtoient sans cesse des passages remplis d'humour ou de fantaisies, comme cette sortie en bicyclette de l'auteur à travers les rues dévastées et solitaires de la capitale. Elle pose aussi un regard cruel sur ses congénères. Elle prend très vite conscience que la renaissance de Berlin et de toute l'Allemagne passera par les femmes, chevilles ouvrières et seules capables d'assumer les monstruosités subies de part et d'autre. Seul point d'interrogation en lisant "Une femme à Berlin", et de taille compte tenu du contexte : l'auteur était-elle ou non d'accord avec la politique nationale-socialiste ? Rien ne peut l'affirmer. Mais rien ne vient l'infirmer. Plus sûrement quelqu'un qui a suivi le mouvement, sans se faire remarquer et en se dégageant de tout fanatisme. Dans tous les cas, "Une femme à Berlin" est un vrai chef d'oeuvre comme on en lit peu.
ABC 2008
(Folio n° 4653)

L'auteur, qui écrit ses première lignes le vendredi 20 avril 1945 à 16 heures, est une jeune femme de trente ans, journaliste et appartenant à la bourgeoisie prussienne. Elle a voyagé dans toute l'Europe et a vécu à Moscou, Londres et Paris. Alors que Berlin est à feu et à sang, enclercée par l'armée soviétique, que la population se terre dans des abris de fortune, que la mort, la misère - tant morale que matérielle - est le lot de chaque berlinois, cette jeune femme qui a voulu garder l'anonymat a conscience de sa qualité de témoin direct des événements.
Sa grande préoccupation du moment - outre la faim qui la tenaille et l'assaille au point de devenir obsessionnelle - est de savoir si elle sera encore capable de parler le russe. "Mon russe est rudimentaire, c'est le langage utilitaire, piqué à gauche et à droite. En tout cas, je sais compter, dire la date et lire les lettres de l'alphabet. Tout me reviendra vite maintenant que je

Mais comme toutes les armées de vainqueurs, les soldats russes vont se comporter de manière odieuse. Leur arrivée dans la capitale allemande est vue comme un moment de terreur absolue, surtout pour les femmes et les jeunes filles. Les allemandes seront obligées de se cacher pour échapper aux assauts de bataillons de poursuivants. Les viols vont devenir le quotidien de presque toues les berlinoises à cette période. L'auteur, comme la majorité des femmes de son âge, subira des agressions sexuelles répétées. Elle se sentira sale et ne pourra plus se supporter, comme toujours. Ce qui l'aidera à tenir, c'est cette foi en l'amour comme un plaisir, un partage, non comme une contrainte, une salissure et un dégoût de soi. "Je n'ai jamais pu m'empêcher de penser quelle chance j'avais eue jusqu'alors - dans ma vie, l'amour n'avait jamais été une corvée, c'était un plaisir. On ne m'avait jamais forcé et je n'avais jamais dû me forcer. C'était
Mais résumer la chute de Berlin à une série de viols collectifs et de vols en bandes organisées serait aller un peu vite et rendrait la situation du moment impalpable. Il y a tout le reste autour. Hormis la recherche incessante et effrénée de nourriture, de bois pour se chauffer et d'eau pour se laver, il y a la course ... à l'information. Berlin est tombée. Soit. Mais comment ? Quid des combats, des dirigeants nazis ? Et l'avenir de l'Allemagne ? Même s'il n'y a plus de journaux, tout le monde se précipite pour entendre des nouvelles glanées ici et là, transmises par le bouche à oreille. Grâce aux relations liées avec les soldats russes, l'auteur peut avoir des nouvelles fraîches sur l'avancée des combats. "Il nous parle de la destruction du centre de Berlin, du drapeau qui flotte sur les ruines du Reichstag et de la porte de Brandebourg. [...] D'Adolf, il n'a rien à dire, confirme en revanche le suicide de Goebbels avec sa femme et tous ses enfants".
Et puis, il y aura les premières rumeurs concernant la capitulation de Berlin, le 2 mai 1945. Cette paix sera - enfin - accueillie comme un vrai soulagement, comme une joie, malgré la poursuite de l'offensive. Mais qui parle de paix, parle avenir. Et chacun d'envisager le futur proche comme un renouveau, une renaissance. Ce qui angoissera, c'est l'avenir de l'Allemagne. Qu'en sera-t'il ? Surtout avec les nouvelles qui commencent à arriver en provenance de l'Est qui inquiètent et paraissent insupportables à l'auteur. "Il paraîtrait qu'à l'est, des millions de gens, pour la plupart des juifs, ont été brûlés dans des camps, de grands camps [...]. Et ce qu'il y a de plus incroyable : tout aurait été soigneusement noté dans de gros livres, registres comptables de la mort. Il se fait que notre

Je pourrais vous parler encore longtemps du contenu de "Une femme à Berlin". Ce journal écrit à la base pour tenir le coup face à une situation extrême, est devenu au fil des générations un véritable témoignage de l'horreur au quotidien dans Berlin assiégée. Ce qui surprend lors de sa lecture c'est la distance, le cynisme de la part de cette jeune femme. Comme si plus rien, ni personne ne pouvait l'atteindre dans son effroi. Les situations dramatiques côtoient sans cesse des passages remplis d'humour ou de fantaisies, comme cette sortie en bicyclette de l'auteur à travers les rues dévastées et solitaires de la capitale. Elle pose aussi un regard cruel sur ses congénères. Elle prend très vite conscience que la renaissance de Berlin et de toute l'Allemagne passera par les femmes, chevilles ouvrières et seules capables d'assumer les monstruosités subies de part et d'autre. Seul point d'interrogation en lisant "Une femme à Berlin", et de taille compte tenu du contexte : l'auteur était-elle ou non d'accord avec la politique nationale-socialiste ? Rien ne peut l'affirmer. Mais rien ne vient l'infirmer. Plus sûrement quelqu'un qui a suivi le mouvement, sans se faire remarquer et en se dégageant de tout fanatisme. Dans tous les cas, "Une femme à Berlin" est un vrai chef d'oeuvre comme on en lit peu.
ABC 2008