Années folles, inflation galopante
L'obélisque noire - Erich Maria Remarque
(Folio n° 4404)
"Aujourd'hui 28 avril 1923. On ne peut pas se plaindre, le printemps est avec nous, les affaires marchent. Nous vendons, nous vendons, et n'en sommes pas plus riches, hélàs ! mais quel remède ? La mort est impitoyable [...]". Les années 1923 - 1924 sont des années folles dans tous les sens du terme, et particulièrement pour le cours du mark qui - à cette période - atteint des fonds abyssaux. Entre le matin, le midi et le soir, la valeur d'un mark pour un dollar passe aisément de un millier de mark pour un dollar, au millier de milliard et, entre temps, par le simple milliard.
C'est une époque où le simple fait de vendre un produit quelconque appauvrit plus qu'il n'enrichit, en raison de cette inflation hémorragique que personne ne semble pouvoir arrêter. Les prix ne signifient plus rien, et plus vite on se débarrasse de son argent contre de la nourriture, mieux on se trouve. Il devient de plus en plus difficile de faire des affaires, et le temps appartient aux spéculateurs et affairistes en tous genres. "La victoire est aux spéculateurs : rois du change, étrangers qui, pour quelques dollars, couronnes ou zlotys, peuvent s'offrir ce qu'ils veulent, grands entrepreneurs, chef de fabriques, financiers dont les actions et les capitaux font boule de neige. Pour ces gens-là, la vie est presque gratuite. C'est la grande liquidation de l'épargne, de l'honnêteté et de l'honneur. Les vautours volent de tous côtés et seul celui qui peut faire des dettes passe à travers les mailles de l'inflation".
Employé à la firme "Henri Kroll et fils, monuments funéraires", Louis Bodmer ne se plaint pas de sa situation, enviable. Vendeur de pierres tombales en tous genres - suivant la catégorie socio-professionnelle des familles des défunts - et de sculptures commémoratives, la mort se porte plutôt bien. Son commerce est florissant et, surtout, elle n'attend pas. Parfois, pour passer le temps, entre deux ventes de stèles, Louis s'amuse à découper les avis mortuaires dans les journaux. Cela le réconcilie un peu avec l'existence, et lui permet de déculpabiliser après des soirées de beuveries en compagnie des agents de la société et des fournisseurs. Souvent, il éprouve de la honte concernant sa situation, particulièrement lorsqu'il lit une annonce de suicide de petits rentiers, ruinés par cette inflation qui n'arrête pas sa frénésie galopante.
D'ailleurs les premières victimes de cette endémie économique insupportable sont les invalides de guerre qui protestent régulièrement contre leurs pensions congrues pour survivre, mais aussi les chômeurs et les personnes âgées qui ne trouvent d'autre moyen que de mendier pour manger. "Leurs pensions sont tellement dévaluées qu'elles mériteraient plutôt le titre d'aumônes. De temps en temps, le gouvernement les augmente ... beaucoup trop tard, car le jour de l'augmentation elles sont déjà ridiculement insuffisantes".
La vie de Louis Bodmer coule, aussi fluide, légère et abondante que le schnaps, la bière ou le champagne qu'il trouve à grands coups de millier de milliard de marks au Walhalla, établissement tenu par son ami du Club des Poètes, Edouard Knoblock ou au Café Central de la ville. Mais il n'y a pas que l'économie dans la vie. Il y a aussi les aventures sentimentales qui sont nombreuses, faciles et à portée de main. Trompé par la trop légère Erna, Louis Bodmer tombera dans les bras de Gerda, l'acrobate du cirque de Werdenbrück. Mais, là encore, il se sentira floué, cocufié, lorsque celle-ci lui préfèrera la sécurité en partant avec Edouard. L'appel du ventre sera plus fort que celui du coeur et de l'imprévu.
Heureusement pour Louis, il existe l'asile d'aliénés de Werdenbrück. Il y joue de l'orgue à la messe. Cela fait partie de ses nombreux métiers d'appoint lui permettant de vivre, avec celui de poète. Il profite de son repos dominical pour rencontrer Isabelle, ou Jennie. Il ne sait pas toujours très bien. Dans tous les cas, une jeune femme internée à l'hôpital psychiatrique. "En réalité elle s'appelle Geneviève Terhoven et souffre d'une maladie qui porte le nom de schizophrénie, désagrégation de la conscience, dédoublement de la personnalité". Et même si elle ne le reconnaît pas à chacune de ses visites, Louis prend plaisir à venir voir Isabelle. D'un coup, l'envie lui prend d'avoir une vie simple avec une femme à ses côtés. Il comprend alors que le bonheur et l'amour sont peut-être à sa portée, auprès d'Isabelle, malgré sa maladie. Petit à petit, Louis décidera de changer de métier, de vie, de lieu.
Ecrit en 1956, "L'obélisque noire" retrace une période bien précise de l'histoire de l'Allemagne s'étendant d'avril à novembre 1923. Tout au long du livre, on perçoit la transformation d'un homme - Louis Bodmer - mais aussi d'une population. Au travers des frustrations, des rêves, des aspirations des personnages peuplant "L'obélisque noire", on ressent tout ce que l'allemand moyen a pu vivre d'espoir, de désespoir, de misère, de bonheur, d'attente et de déception. En fond, se dessine une société sous la République de Weimar gangrénée par la corruption, les affaires véreuses et l'inévitable montée du nazisme qui pointe son nez, même chez les plus hermétiques d'entre eux. C'est un livre sans haine, ni rancoeur, à l'humour noir et féroce, acide, vif et tranchant. L'écriture est réaliste et sans concession. Une fois de plus, l'auteur d'"A l'Ouest, rien de nouveau", nous livre une perception de la vie telle qu'il la voyait, avec pragmatisme et à l'état brut.
"Plusieurs fois j'ai eu l'intention de revenir, j'en ai toujours été empêché et ne croyais pas avoir le temps devant moi, mais le temps s'est aboli. La nuit est tombée sur l'Allemagne, j'ai perdu ma patrie, quand je suis revenu je n'ai trouvé que des ruines".
ABC 2007