La révolution en marche
Les justes - Albert Camus (Folio)
Entre Albert Camus et moi, il y avait comme qui dirait une certaine distance intellectuelle. "L'étranger" en était la cause. Et puis, sa vision de l'existence très (trop !!) pessimiste me glaçait les sangs. Même si j'ai apprécié la plupart de ses essais, dont "L'homme révolté", "Le mythe de Sisyphe" ou encore "Noces". Je reconnais volontiers que certains de ses ouvrages sont interdits de lecture en période de déprime profonde, sous peine de vous conduire au suicide. Avec "Les justes", cela a été une tout autre histoire. J'aime beaucoup le théâtre, c'est le moyen de faire passer un message clair dans un instant très court. A charge, bien sûr, pour le lecteur ou le spectateur de le décrypter, de l'analyser et d'être en accord ou pas.
Jusqu'à présent, dans mon Panthéon théâtral personnel, se trouvait une pièce de Shakespeare que je juge comme la meilleure jamais écrite, une des plus belles, toutes catégories confondues : "Le marchand de Venise". Il me faudra désormais ajouter "Les justes" d'Albert Camus. Basée sur une histoire vraie, "Les justes" nous raconte - en cinq actes - l'attentat du grand duc Serge, oncle du tsar, en 1905 et la tentative échouée de la première révolution russe. Les cinq actes décrivent l'avant, le pendant et l'après de cet attentat qui devait mettre fin au despotisme du régime tsariste.
Un groupe de terroristes, membres du parti socialiste révolutionnaire, a pour projet d'abattre le grand duc, synonyme de la tyrannie pour le peuple russe. Pour cela, ils sont prêts à tout, à tuer, à mourir, même à exercer la terreur. "Et puis, nous tuons pour bâtir un monde où plus jamais personne ne tuera ! Nous acceptons d'être criminels pour que la terre se couvre enfin d'innocents". Dans le groupe, on trouve Stepan, qui n'aime pas la vie, seulement la justice qu'il place au-dessus de tout. Il y a Kaliayev - le poète - exalté à l'idée de pouvoir lancer la bombe contre l'incarnation du despotisme, qui aime la vie mais qui a tout sacrifié à l'Organisation. C'est un être sensible, humain, généreux qui s'oppose à Stepan, froid, méthodique, haineux envers les hommes et la société.
Tout est prêt pour déclencher la révolution. Au jour et à l'heure prévus, la calèche du grand duc passe pour se rendre au théâtre. Seulement, il est accompagné de son neveux et de sa nièce et de la grande duchesse. Pour Kaliayev, il lui est impossible de tuer des enfants. "Regardez-moi, frères, regarde-moi, Boria, je ne suis pas un lâche, je n'ai pas reculé. Je ne les attendais pas. Tout s'est passé trop vite. Ces deux petits visages sérieux et dans ma main, ce poids terrible. C'est sur eux qu'il fallait lancer. Ainsi. Tout droit. Oh, non ! je n'ai pas pu". Quelques jours après, une nouvelle opportunité se présente, qui réussit cette fois. Kaliayev sera arrêté et emprisonné. Après son sacrifice, Dora la révolutionnaire - amoureuse de Kaliayev - demandera à lancer la prochaine bombe pour la révolution et le rejoindre dans son martyre.
"Les justes" est une pièce très forte, intense et riche en sentiments humains. On y découvre toute la palette des émotions. Parmi les personnages, on rencontre des purs et durs, ceux qui donnent tout pour la révolution, jusqu'à leur vie, leur sensibilité, qui abolissent tout sentimentalisme. D'autres au contraire continuent d'espérer, de conserver la foi dans l'Homme et dans l'avenir à travers le parti révolutionnaire. Ceux-là n'ont pas annihilé leurs sentiments. On y croise l'amour pur mais impossible entre Dora et Kaliayev, au nom du peuple russe. Mais aussi, l'amour de la vie passée, de ses plaisirs et de son insouciance, les regrets, la nostalgie d'avant l'engagement révolutionnaire.
C'est une pièce engagée et volontairement tournée vers l'esprit de résistance à l'oppression, sous toutes ses formes. Mais c'est aussi une pièce philosophique, dans la lignée des écrits d'Albert Camus. Des questions se posent au fur et à mesure de sa lecture. Qui est le despote ? Le grand duc, représentant le pouvoir en place, qui aime son peuple à sa façon ; ou l'Organisation qui exige qu'on lui sacrifie tout, la vie, la joie, les espoirs ? C'est une pièce profondément nihiliste, parce qu'il semble ne pas y avoir d'espoir dans la révolution ni dans le pouvoir en place. "Tu avais raison, ce n'est pas si simple. Je croyais que c'était facile de tuer, que l'idée suffisait, et le courage. Mais je ne suis pas si grand et je sais maintenant qu'il n'y a pas de bonheur dans la haine. Tout ce mal, tout ce mal, en moi et chez les autres. Le meurtre, la lâcheté, l'injustice ...".